Voici un article du site STANDARDS AND MORE retraçant la légende d'Eugène Christophe.
Extrait
LE VÉLO D'EUGÈNE
CHRISTOPHE
Par Simon Duflos
1913. Le Tour de France en
est à sa onzième édition. Un an avant la Grande guerre, l’épreuve ne ressemble
pas à la foire qu’elle est devenue aujourd’hui. Les coureurs sont des
inconscients qui se lancent dans une aventure sportive hors du commun,
chevauchant des vélos primitifs sur des chemins de montagne plus habitués aux
sabots des vaches qu’aux pneus de ces forçats. Le 9 juillet 1913, c’est
pourtant sur un de ces chemins des Pyrénées que la légende du Tour prend corps.
QUAND ON VEUT, ON PEUT
1903, Eugène Christophe débute sa carrière professionnelle. Du bas d’un palmarès pas bien époustouflant, il enchaîne les places d’honneur sur les grandes courses nationales : Paris-Tours, Paris-Roubaix, et le Tour de France. Mais son truc, c’est le « cross cyclo-pédestre ». Discipline dans laquelle il sera sept fois champion de France, dont six fois consécutives.
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1903, Eugène Christophe débute sa carrière professionnelle. Du bas d’un palmarès pas bien époustouflant, il enchaîne les places d’honneur sur les grandes courses nationales : Paris-Tours, Paris-Roubaix, et le Tour de France. Mais son truc, c’est le « cross cyclo-pédestre ». Discipline dans laquelle il sera sept fois champion de France, dont six fois consécutives.
Ce n’est qu’en 1910 qu’il
réalise son premier exploit, sur Milan-San Remo. Dans des circonstances dantesques,
après avoir roulé dans 30 centimètres de neige en plusieurs endroits du
parcours, Eugène Christophe termine avec une heure d’avance sur le deuxième.
Les mauvaises langues diront que quatre coureurs seulement ont franchi la ligne
d’arrivée, les 59 autres concurrents ayant choisi d’abandonner. Deux ans plus
tard, il réalise certainement son plus beau Tour de France, en remportant les
3e, 4e et 5e étapes.
13, ÇA VIENT APRÈS 12
Au départ de ce Tour 1913,
180 coureurs se préparent à affronter les 15 étapes qui les emmèneront de
Boulogne-Billancourt à Paris. En ce temps-là, la grande boucle est
une boucle parfaite. Et on parcourt au minimum 325 kilomètres dans la journée.
470 quand il s’agit de rallier Brest à La Rochelle (en pignon fixe s’il vous plaît).
Autant dire que les chances d’arriver au bout sont minces. En cette année
porte bonheur, on courra l’épreuve à 26 km/h de moyenne pour le vainqueur, soit
11 de moins que Cadel Evans en 2011.
La grande nouveauté de cette
édition, c’est que l’on tourne à l’envers (d’ouest en est). Superstition ? On
ne sait pas. Quoi qu’il en soit, les noms des favoris de ce Tour ne sont pas
restés gravés dans les mémoires, les Philippe Thys (pourtant vainqueur de
l’épreuve), Marcel Buysse ou Firmin Lambot ne disent rien à personne ou
presque. Eugène Christophe non plus, vous me direz.
Et pourtant. Tout se passe
relativement bien pour le natif de Malakoff (oui, sur la ligne 13), lors des
cinq premières étapes. Il termine dans le top 10 des trois dernières étapes avant
celle qui doit emmener les coureurs de Bayonne à Luchon. À tel point qu’au
sommet du Tourmalet, il est virtuellement leader du classement général, devant
Philippe Thys. Las, le destin va lui jouer un mauvais tour (#jeudemots).
IL DESCEND DE LA MONTAGNE À PIEDS
À 14 kilomètres de
Sainte-Marie de Campan, dans la descente du Tourmalet, une voiture suiveuse
percute Eugène Christophe. « Cri-cri » s’en sort sans dommage, mais sa monture
est en piteux état. Sa fourche est cassée (le fer, déjà à l’époque, c’est plus
ce que c’était). Le règlement ne prévoit pas d’assistance aux coureurs pendant
l’étape. On oublie donc la voiture Mavic apportant un vélo neuf à ce brave
Eugène, tout désorienté et bien penaud de voir s’éloigner ses chances de
victoire.
Là où cet incident de course
devient intéressant, c’est qu’au lieu d’abandonner et d’attendre la
voiture-balai (inventée par Henri Desgrange lors du Tour 1910, plus pour
vérifier qu’aucun coureur n’empruntait un itinéraire bis que pour récupérer les
naufragés du jour), Eugène Christophe a voulu terminer l’étape. À pieds,
jusqu’à l’arrivée à Bagnères-de-Luchon, il y en a pour 75 kilomètres. C’est
long.
Nullement découragé, il ne
parcourra à pieds « que » 14 kilomètres, soit le reste de la descente, jusqu’à
Sainte-Marie de Campan. Le temps de perdre 2h30 sur la tête de la course. La
nuit commence à tomber. En chemin, il rencontre Maria Despiau, lui demande où
se trouve la forge la plus proche : c’est celle de Joseph Bayle, qui termine sa
journée de travail au moment où arrive notre Gégène. Il lui explique donc qu’il
a cassé sa fourche de bicyclette, qu’il vient de descendre le Tourmalet à
pieds, et lui demande la permission d’utiliser son matériel. Comment dire non.
La plaque commémorative de l'exploit d'Eugène Christophe, à l'entrée de Sainte-Marie-de-Campan. |
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Mais il y a des règles. Les
officiels du Tour - restés collés aux basques du coureur attardé - lui
rappellent le bon souvenir de l’article 45 du règlement, qui interdit toute
assistance aux participants. Loin de s’emporter contre cette hérésie, Eugène
Christophe commence à forger sa fourche. Oui, en ce temps-là, un coureur
cycliste sait comment se comporter dans une forge.
Malgré tout, il y a un
moment où il se trouve bien attrapé : en effet, il ne peut pas actionner le
soufflet de la forge et travailler le métal en même temps. Que faire ?
S’effondrer, en larmes, et manger les cendres incandescentes qui crépitent dans
le foyer ? Non. Eugène Christophe fait appel à un gamin venu assister au
spectacle cocasse de cet être venu d’ailleurs sur un bicycle, sans aucune
raison particulière, pour réparer sa monture.
Alexandre Tornay (ou
Alexandrou Torné), 14 ans (ou 11 ans, c’est selon), lui apporte donc son aide.
Cela vaudra à Eugène Christophe une minute de pénalité. On ne plaisante pas
avec le règlement.
L’ENVIE D’AVOIR ENVIE
Tatillons, les officiels qui
« accompagnèrent » Christophe dans sa mésaventure n’en sont pas moins des
êtres humains. Arrive donc le moment où ils ont faim. Et parfois il y a des
questions que l’on ferait mieux de ne pas poser. Lorsqu’ils demandent à Gégène
la permission d’aller se chercher un casse-croûte pour le laisser en plan finir
sa besogne, la réponse fuse : « Si vous avez faim, mangez du charbon. Je
suis votre prisonnier, vous êtes mes geôliers. » Autres temps, autre mœurs,
on n’ose à peine imaginer – quoique si très bien – ce qu’un Nasri aurait
répondu dans la même situation.
Après une heure et demie de
travail et avec 4 heures de retard sur le premier, Eugène Christophe est prêt à
partir. Devant lui, les cols d’Aspin et Peyresourde, puis l’arrivée à
Bagnères-de-Luchon. 12 kilomètres d’ascension avec des passages à 8%. Gros,
gros, gros mental.
Celui que l’on appelle aussi
le « vieux Gaulois », terminera l’étape avec 3h50 de retard sur Thys. Pour
l’anecdote, malgré son incident, il ne sera pas lanterne rouge ce jour-là. 15
coureurs termineront derrière lui (le Suisse Celidonio Morini est bon dernier,
à 7h30 de Thys). À Paris, Eugène Christophe se classera septième, à plus de
14 heures derrière le vainqueur.
FORGER LA LÉGENDE
À 66 ans, 38 ans après ce
jour où il fit preuve d’une opiniâtreté exemplaire, le 3 juin 1951, Eugène Christophe retournera à Sainte-Marie de Campan. L’occasion
d’accomplir une reconstitution de son exploit, devant quelques passionnés et
une poignée de journalistes. L’occasion également d’inaugurer la plaque qui
commémore cette anecdote particulière, et devant laquelle les cyclotouristes
venus affronter le Tourmalet se recueillent lorsqu’ils passent à
Sainte-Marie.
Sur le marbre de cette
plaque, on peut lire : « Ici, en 1913, Eugène Christophe, coureur cycliste
français, 1er du classement général du Tour de France, victime d'un accident de
machine dans le Tourmalet, répara à la forge sa fourche de bicyclette.
Quoiqu’ayant parcouru de nombreux kilomètres à pieds dans la montagne et perdu
plusieurs heures, Eugène Christophe n'abandonna point l'épreuve qu'il aurait dû
gagner, fournissant ainsi un exemple de volonté sublime. »
Par la suite, il sera le
premier à porter le maillot jaune, en 1919, l’année de l’invention de la
célèbre casaque. Une nouvelle fois victime d’un bris de fourche, il dût la
réparer lui-même, et abandonner ainsi la victoire finale. Le journal L’Auto,
organisateur de l’événement, lancera une souscription pour récompenser le
décidément malchanceux Eugène.
Ce n’est qu’en 1926 qu’il
mettra un terme à sa carrière professionnelle. Eugène Christophe s’éteint à
Paris le 1er février 1970 (Malakoff-Paris, une boucle parfaite). Il repose au
cimetière de la ville, allée E, 2e division.
À chaque passage du peloton
par Sainte-Marie de Campan, notre Jean-Paul Ollivier national, aka Paulo La
Science, évoque la mémoire du cycliste devenu forgeron. Un chevalier
du Moyen-Âge du vélo, l’incarnation parfaite du courage et de la folie du
cycliste. Il paraît même qu’en montant le Tourmalet, on l’entend vous susurrer
quelques mots d’encouragement, alors que la pente s’élève vers ce mauvais
détour où s’écrit l’Histoire.
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